Jean-Claude Gall
C'était l'après-guerre. Strasbourg pansait ses plaies. Des palissades
et des chantiers de démolition empiétaient sur les chaussées.
Au collège, les moellons grossièrement inventoriés à
la peinture blanche encombraient l'emplacement de l'ancienne nef de l'église
et rappelaient jour après jour les bombardements de 1944. Les temps étaient
durs, la pénurie partout présente,
Les classes étaient fréquentées par deux populations d'élèves
aux origines fort différentes. Le contingent le plus important était
constitué par des élèves originaires d'Alsace. S'y ajoutaient
des garçons " de l'intérieur ", quelques fils de militaires
français en garnison à Strasbourg ou en Allemagne. La cohabitation
s'avérait souvent cruelle pour les autochtones qui, ayant fréquenté
l'école allemande durant les années d'occupation, parlaient le
dialecte et s'exprimaient laborieusement en français. Ah ces fables de
La Fontaine qu'il fallait apprendre par coeur puis réciter, avec l'accent
du terroir, fables dont bien des mots échappaient encore à notre
entendement I On ne saurait assez rendre hommage au dévouement et à
la patience des institutrices des petites classes qui surent nous éveiller
aux beautés de la littérature française.
Le Directeur du collège était à l'époque l'abbé
Xavier Fessler. Une carrure de rugbyman, une coupe de cheveux à la brosse
qui l'avait fait surnommer " cactus " et un organe vocal à
la résonance terrible digne de Philippe Noiret. Il était impressionnant,
inspirait crainte et respect.
Chaque quinzaine, un bulletin était remis aux parents pour leur permettre
de suivre les progrès de leurs enfants. Y figuraient, en particulier,
les notes obtenues aux compositions écrites, les remarques des enseignants
et une note de discipline rapportant le comportement de l'élève
au collège. Le total donnait lieu à des mentions Très-Bien,
Bien, Assez-Bien, Suffisant. Le bulletin était imprimé sur papier
blanc. Lorsque le total était inférieur à la moyenne, le
bulletin était de couleur verte, le bulletin d'infamie.
Tous les quinze jours, le Directeur se rendait dans les classes faire lecture
des bulletins. Sa venue, toujours imprévisible, était attendue
par quelques uns avec l'excitation d'une conscience tranquille, par d'autres
dans l'angoisse. Les bonnes mentions faisaient l'envie des moins favorisés.
Mais malheur et honte aux bulletins verts. Vertement (!) tancés, accablés
sous les remontrances et le verbe sonore de Xavier Fessler, leurs destinataires
auraient aimé disparaître sous terre. Le blâme était
public. Tombait ensuite la sanction attachée au bulletin vert la privation
de sortie c'est-à-dire la retenue au collège le jeudi suivant.
Ce n'est en effet que tardivement que le mercredi a remplacé le jeudi
comme jour de repos hebdomadaire. Les temps et les usages changent !
C'est au fil des années, en grandissant, que les élèves
découvrirent sous son enveloppe bourrue la vraie dimension de l'abbé
Xavier Fessier, un prêtre, un enseignant d'une grande humanité.
Pour les anciens, le bulletin vert était alors relégué
au placard des souvenirs nostalgiques.