Pour une éducation à l'Europe

Alain Taverne, Directeur du Collège, nous fait une fois de plus l'immense honneur d'intervenir dans notre revue.


Depuis le début de l'année, bon gré, mal gré, l'euro s'est installé dans nos poches ; il y a pris la place du franc, de même que, chez nos voisins, il a remplacé le mark, la lire ou la peseta. Dans nos têtes, le calcul mental a trouvé un regain d'intérêt, afin de contrôler la cohérence de nos dépenses. Par contre, lors de nos déplacements internationaux, nous n'avons plus à recourir à de plus ou moins acrobatiques calculs en fonction des taux de change. Nous nous habituons à ce nouveau système, de même que nous sommes familiarisés avec la mondialisation de l'économie, de la recherche scientifique, de l'agriculture, … : nous avons parfaitement admis que la production d'ovins en Nouvelle Zélande ou de café au Mexique, les OGM aux USA ou le pétrole en Irak aient un effet sur notre budget familial.


Ces considérations générales n'ont évidemment pas la prétention de vous informer, mais simplement de mettre en évidence la nécessité de leur prise en compte dans le projet éducatif d'un Établissement soucieux de former les jeunes qui lui sont confiés dans la perspective des responsabilités qu'ils exerceront demain dans la société. De ce point de vue, le rôle de l'école étant de préparer les jeunes à l'avenir, il est paradoxal de relever le retard pris par le monde éducatif au regard de la mondialisation et des relations internationales : l'économie, la politique, la recherche se développent à une autre échelle que les programmes scolaires. Alors que les disciplines scientifiques s'efforcent d'intégrer les orientations résultant des progrès de la recherche - au risque d'alourdir considérablement les programmes -, les disciplines littéraires font preuve d'une grande prudence (en histoire, il est jugé audacieux de se rapprocher de l'actualité) ou d'un souci de culture éloigné du pragmatisme (ma génération a encore appris les langues étrangères à travers la littérature classique des pays concernés).


Il appartient au projet éducatif de chaque Établissement de prendre en compte les réalités de notre temps et de tracer la voie de l'évolution pédagogique nécessaire. Cette responsabilité relève de la Tutelle, qui peut naturellement se mettre à l'écoute des professionnels. Au printemps 1990, lorsque Mgr. Brand me présenta ses attentes concernant notre Collège, il souligna fortement cet aspect européen, conscient du décalage entre la disponibilité de nombreux Alsaciens et les exigences compréhensibles de l'offre allemande voisine, concernant la compétence linguistique, mais aussi culturelle. En Alsace déjà, une notable évolution au progrès avait été réalisée grâce au Recteur DEYON, qui avait mis en place l'apprentissage d'une langue vivante étrangère à l'école élémentaire et la possibilité de commencer une deuxième langue dès l'entrée en sixième : les sections trilingues. Pour des raisons indéterminées, le système s'arrêtait alors à l'entrée en seconde, ce que nous avons aussitôt corrigé. Aujourd'hui, la généralisation du système à la France entière est planifiée et en cours de réalisation, ce qui pose le problème de la formation des enseignants mais offre des perspectives d'avenir encourageantes.


Au plan national, un vigoureux effort a été permis grâce à la création, par la circulaire de Jack LANG du 19.08.1992, des sections européennes, consacrant le principe que les langues sont d'abord des outils de communication, avant d'être objets d'étude pour futurs spécialistes : elles devenaient ainsi mode d'enseignement pour diverses disciplines. Nous avons sans délai appliqué le principe à toutes les langues enseignées au Collège. Cette passionnante expérience, désormais bien établie a suscité l'intérêt de pédagogues et chercheurs, qui, par exemple, sont venus vérifier l'efficacité d'un enseignement de mathématiques en allemand, ou permet à des stagiaires de se former à l'enseignement de l'histoire en allemand ou en espagnol, à celui des sciences physiques en anglais….


Aujourd'hui, les pays de l'Union Européenne mettent en place des diplômes professionnels communs. En février, neuf pays européens, dont la France, se sont engagés à mettre en place deux diplômes communs : celui de technicien logistique en construction automobile et celui de responsable de l'hébergement en hôtellerie. Ils élargissent ainsi les fort rares exemples déjà réalisés dans l'enseignement général, tel l'ABI-BAC, baccalauréat commun français et allemand, dont nous travaillons à la mise en œuvre au Collège, comme aboutissement de notre section bilingue, débutée en 1994 en CP.


Cette évolution qui a permis que les langues deviennent réellement un outil de communication a eu naturellement un effet sur la conception de l'éducation. C'est ainsi que la nature des échanges et partenariats scolaires a aussi profondément évolué. Il y a quelques années encore, les échanges scolaires se contentaient de viser une familiarisation orale avec l'autre langue, le plus souvent pour des groupes de volontaires, dans le cadre d'une convivialité amicale, sans autre ambition. Nous en sommes aujourd'hui à des projets de classes, voire de niveaux de classes, afin que l'intégralité des élèves - et non plus des groupes de privilégiés - en bénéficie. Ainsi, toute la vie pédagogique de la classe se concentre sur la découverte humaine et culturelle du pays ami et se traduit par des travaux communs entre classes partenaires d'au moins deux pays, l'ensemble des disciplines d'enseignement étant concerné. Les partenariats d'Établissements entrent donc à part entière dans les objectifs du projet éducatif de chaque Établissement, y intégrant également les aspects non disciplinaires tels que le comportement, l'orientation, la vie spirituelle, etc.…


Nous rejoignons ici une nouvelle exigence de l'éducation : la formation à une conscience civique européenne. Sans doute le développement de la délinquance, sa médiatisation, une prise de conscience plus aiguë des Droits de l'Homme et des innombrables "incivilités"qui les bafouent ne sont pas étrangers à la nouvelle place accordée à l'éducation civique à tous les niveaux de formation. Cette éducation manquerait son but si elle s'inscrivait dans les strictes limites traditionnelles de l'État, a fortiori dans des perspectives nationalistes. Les réalités sociales et économiques, la vie démocratique, nos objectifs pédagogiques, notre projet d'éducation visent à promouvoir une société fraternelle, capable de s'ouvrir à toutes les cultures. Le respect de tout homme passe par la compréhension de ses particularités.
Il y a quelques jours, je recevais une jeune stagiaire allemande, au Collège pour quelques semaines, se destinant à l'enseignement de disciplines scientifiques "quelque part dans le monde", dans l'une ou l'autre des langues qu'elle maîtrise. Elle rêvait de cette annonce lue dans la presse : "École allemande de Shanghai cherche professeur d'histoire pour enseigner en français."Cette anecdote n'est plus utopique ou même exceptionnelle : l'éducation se doit d'en prendre conscience !


Sans aller nécessairement aussi loin, notre rôle d'éducateurs nous impose de fournir aux jeunes qui nous sont confiés les moyens de participer à la construction européenne et mondiale en cours, d'élaborer leurs souhaits afin d'être à même de participer aux choix politiques, économiques, sociaux qui leur seront proposés, en les fondant sur une réflexion mûrie à la lumière des valeurs spirituelles que nous aurons su leur communiquer. En serions-nous capables si nous étions indifférents aux réalités et à l'évolution actuelles ?