Une interview de Monsieur André Bord

Anthony Bisch (promotion 1998), membre du comité, est allé interroger l'un de nos plus éminents anciens élèves : le ministre André BORD. Nous le remercions vivement d'avoir si gentiment accepté de répondre aux questions de notre "reporter" maison et nous espérons pouvoir dans l'avenir récolter les souvenirs de personnalités de tout horizon politique.


L'interview de M. le ministre André Bord s'est déroulé au mois d'août 2001. Elle a eu pour but de nous faire partager ses souvenirs du Collège St Etienne. Il nous fait également découvrir son engagement dans la vie publique, riche en événements et nous présente sa vision de la France.

Vous êtes ancien élève du Collège St Etienne et membre de l'Amicale. Combien d'années avez-vous étudié à St Etienne ? Quels souvenirs en avez vous gardé ?
Je n'ai pas été très longtemps au Collège Saint-Étienne. Issu d'une famille ouvrière, mes parents n'avaient pas les moyens nécessaires pour que je puisse faire de longues études. Je me suis donc arrêté en cours de route pour faire l'apprentissage de libraire à la librairie et maison d'édition FX Leroux, très connue à l'époque à Strasbourg.
La période que j'ai passée à Saint-Étienne m'a beaucoup marqué en raison de la qualité des enseignants. J'avais commencé à faire du latin. Puis, je me suis mis à l'anglais, le latin me causant quelques problèmes. Je m'y suis surtout fait de bons camarades avec qui je suis resté en contact tout au long de ma vie, comme le docteur Badina et le docteur Kleinmann.
Je n'ai pas toujours le temps, en raison de mes obligations de me rendre aux assemblées de l'Amicale bien que je souhaiterais reprendre davantage le contact avec cette maison qui a marqué ma jeunesse.
J'ai encore des contacts avec son actuel directeur Monsieur Taverne. C'est l'une des plus belles périodes de ma vie. Puis la guerre est arrivée.

A la sortie de vos études, vous avez connu un parcours riche en événements. Vous avez fait le choix de l'engagement public. Qu'est-ce qui vous a amené à la politique ?
Le choix de l'engagement public s'est fait naturellement en raison de la guerre. J'ai fait ce que je considérais comme nécessaire pour que notre pays retrouve son unité et que l'Alsace revienne dans la République.
Ce qui m'a conduit à la vie publique, c'est le général de Gaulle.
A la sortie de la guerre, j'ai eu l'intention de faire l'école des cadres pour être militaire. Cela ne s'est pas réalisé et je me suis donc retrouvé à la librairie Leroux tout en conservant le contact avec mes anciens camarades des forces françaises libres et de la brigade Malraux.
En 1947, le général de Gaulle a crée le R. P. F (le Rassemblement du peuple français), je me suis engagée dans le militantisme parce que mon ancien chef André Malraux était devenu délégué à la propagande. J'y ai retrouvé d'anciens camarades. Je n'avais pas apprécié la manière dont les partis politiques avaient obligé le général de quitter les affaires à un moment ou notre pays plus que jamais avait besoin de lui, un rassembleur.
Je me suis engagé par conviction profonde dans la vie publique à un moment où le MRP (Mouvement républicain populaire) et le PS m'avaient fait des offres de service pour être délégué jeune. Compte tenu du fait que ces deux formations avaient, dans mon esprit, trahi le général alors que j'étais fermement gaulliste en raison de son comportement avant et pendant la guerre, mais aussi en raison de sa vision de l'avenir de la France et de l'Europe, je suis resté fidèle au Général. C'est ainsi que j'ai rejoint la vie publique.
Je suis devenu délégué départemental à la propagande. Le RPF, à l'époque, recrutait des milliers d'adhérents. Nous avions une présence politique malgré le poids du MRP de l'époque qui était considérable.
J'ai quitté ma profession entre temps, j'avais trouvé une autre situation à la compagnie de navigation française rhénane, ce qui constituait pour moi une promotion. Puis j'ai quitté tout cela pour me lancer dans la vie publique.
En quarante-sept lors des élections municipales à Strasbourg, je me suis présenté sans être élu en raison du mode de scrutin par liste proportionnelle avec panachage.
Puis j'ai fait la connaissance du général Koenig. C'est vraiment à ce moment que je suis rentré de plain-pied dans la vie politique puisqu'il m'a demandé d'assurer son secrétariat particulier à Strasbourg. Quand il a décidé de ne plus se représenter, il m'a demandé de prendre sa succession. Ce qui a été le cas un 30 novembre1958 ou j'ai été élu député de Strasbourg.

Dans votre vie, une rencontre a été importante, c'est celle avec le général de Gaulle ? Quel genre d'homme était-il en privé ?
Le général de Gaulle a souvent été présenté comme un homme hautain, distant et froid. Pour ceux qui l'ont rencontré comme moi, pendant très longtemps toutes les semaines, j'ai rarement rencontré un homme aussi humain se préoccupant des problèmes de ses compatriotes mais aussi de ses collaborateurs en demandant des nouvelles de leurs familles. C'était un homme qui aimait l'humour, mais qui restait intransigeant pour tout ce qui touchait à l'intérêt de la France.
Il avait des connaissances dans tous les domaines. Les médias ont souvent présenté le Général comme un homme qui s'intéressait uniquement aux affaires étrangères. Or je vais vous raconter une anecdote qui vous prouve qu'il connaissait bien les rouages et les règlements administratifs de notre pays.
J'étais secrétaire d'état à l'intérieur en charge des collectivités publiques. Valéry Giscard d'Estaing était aux finances. J'ai eu un conflit avec lui pas personnel, mais d'ordre administratif. J'avais reçu des plaintes de la part de maires sur le comportement des trésoriers payeurs généraux qui dépendaient du ministère des finances. Certains se laissaient aller dans des dossiers techniques à juger de l'opportunité de la dépense alors que le contrôle devait être uniquement comptable. J'ai discuté avec le ministre des finances pour qu'il donne des instructions à ces trésoriers payeurs généraux de s'abstenir de faire des contrôles d'opportunité qui n'étaient pas réglementaires. Sans succès.
J'en ai parlé avec Jacques Foccart qui me conseilla d'intervenir en conseil des ministres pour saisir le général. Je me suis demandé si le général allait connaître les règles en ce domaine. En conseil des ministres, j'ai demandé la parole et j'ai exposé les raisons de mécontentement d'un certain nombre de maires. Après m'avoir écouté, il a écouté l'opinion de Valéry Giscard d'Estaing. Le général m'a donné raison et a demandé au ministre des finances de prendre des dispositions dans ce sens. Ca démontre qu'il était bien au fait des affaires courantes.
Un autre épisode du domaine des relations internationales permet de décrire la personnalité du général. Au moment où nos relations avec Israël n'étaient pas bonnes. Alors que la situation était tendue, une délégation israélienne était venue à Paris. Mon ami le général Koenig m'avait demandé de recevoir Monsieur Shimon Pérès, membre de cette délégation. Des instructions strictes, en particulier les ministres qui n'avaient pas en charge la politique étrangère, avaient été données de laisser la délégation israélienne en face de l'Élysée et de ne pas intervenir directement avec l'un ou l'autre membre de la délégation. Au nom de notre amitié grande et profonde, le général Koenig insista pour que je reçoive Shimon Pères. C'était une décision difficile. J'ai fini par accepter.
Quelque temps après, à la sortie d'un conseil des ministres, le général de Gaulle s'est arrêté devant moi. Il m'a dit que j'avais reçu Monsieur Pères malgré les consignes données. M'attendant à être houspillé et avant que je puisse répondre, le général m'a mis sa main sur mon bras en me disant que j'avais bien fait. Malgré ce que certains considéraient comme des intransigeances, il savait aussi reconnaître que des petits gestes pouvaient avoir leur importance politique.
Pour moi, il n'y aura plus un homme comme lui avant très longtemps. Nous ne devons jamais oublier qu'on lui doit d'avoir fait partie des pays victorieux au lendemain de la seconde guerre, d'avoir permis à la France de faire toutes les réformes indispensables dans le domaine institutionnel, économique politique et colonial. Il a su préserver l'indépendance de la France en prenant les décisions qui s'imposaient (arme atomique, décolonisation, sécurité sociale...). Il a marqué son pays. J'ai considéré qu'il a été attristant et vexatoire de voir le peuple français l'inviter à partir par l'échec sur un dossier qui revient à grand pas actuellement : la réforme des régions et du Sénat. Nous aurions gagné beaucoup de temps et une plus grande démocratie locale si nous l'avions écouté surtout dans le cadre de la coopération entre régions européennes.

Pourrions vous nous présenter les différents postes que vous avez occupés ?
J'ai occupé le poste de secrétaire d'état à l'intérieur en charge des collectivités locales et de la protection civile. J'ai créé l'école de la protection civile à Brignoles. J'ai participé à la réalisation des plans polmar contre les marées noires et les unités de lutte contre les incendies avec les Canadair. J'ai cherché à apporter beaucoup à l'Alsace en collaboration avec Pierre Pflimlin sur le plan des équipements universitaires et des financements de différentes sortes. Je suis resté cinq ans, j'ai vécu mai 68 qui a été pour moi une période instructive.
Le Premier ministre Pierre Messmer m'a nommé au poste de ministre des anciens combattants, ministère clef puisque c'était le troisième budget de la France. Il y avait un contentieux avec le monde combattant pour que les incorporés de force de la Wehrmacht soient considérés comme des victimes du nazisme. J'ai effectué de nombreuses démarches qui se sont concrétisées par un accord signé sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. Ce problème se posait également pour la reconnaissance des combattants algériens.
Après je suis devenu ministre chargé des relations avec le Parlement, tâche très difficile et très politique. C'est Monsieur Barre qui m'a nommé dans ces fonctions. J'avais en même temps la charge des budgets de la télévision et de la radio. Après les élections législatives, M. Barre m'a demandé de continuer, mais je n'ai pas accepté, car j'étais en opposition avec la politique économique et sociale du gouvernement.

On assiste de plus en plus à un désintérêt pour la politique de la part des Français. Les affaires politico financières de ces dernières années n'y ont rien arrangées. Cette désaffection pour la politique ne représente-t-elle pas un danger pour la démocratie ?
Je me demande si l'importance, donnée à ce que les médias nomment les affaires et qui n'en sont pas toujours, n'est pas voulue pour créer dans l'opinion publique un ressentiment à l'égard de la classe politique. Il y a sûrement des tireurs de ficelles d'extrême gauche ou d'extrême droite qui orientent ce débat de cette manière, en vue de fragiliser notre démocratie. Alors, il faut être vigilant.
Quand on lit ce qu'on doit être obligé de lire. Je trouve que ce qui est dit à l'égard du Président de la République est scandaleux et indigne (cf. accusations portées en juin 2001 contre J. Chirac sur un usage personnel des fonds secrets). Ces problèmes évoqués autour de l'usage des fonds secrets, dont tout le monde a profité, est autorisé par la loi. Tout le monde en a profité depuis le lendemain de la guerre et tout le monde en profite encore. Je ne connais personne qui les a reniés. Ce qu'on est en train de faire est grave et porte préjudice à la France à l'extérieur et à l'intérieur. Nombreux devraient être ceux qui dans notre pays devraient d'abord balayer devant leur porte avant de pointer un doigt accusateur sur qui que ce soit.
Il faut se ressaisir contre ça. Il faut rappeler aux Français la fragilité de la démocratie. Elle ne peut pas subsister avec la haine et le ressentiment. La démocratie doit être un élément de solidarité. Il peut y avoir des erreurs et des problèmes, nous sommes des humains. Si on avait pu régler les problèmes aussi facilement que cela, croyez-moi cela se serait fait. Le combat est aujourd'hui entre les mains d'hommes qui ont dans leurs tripes la République et la Démocratie. Personne ne peut contourner cette affirmation : ce sont ceux qui se sont engagés dans les visions essentielles du général De Gaulle. Les autres sont les partisans d'idéologie qui n'ont rien à faire dans notre pays et qui conduisent à terme vers la mort de la République et de la Démocratie.
Les Français qui ne l'ont pas oublié et savent ou se trouve leurs intérêts véritables feront les choix indispensables, malgré tout ce qu'on peut dire et lire, qui permettront le renforcement de la démocratie dans notre pays.

Après de nombreuses années passées au service de la France, vous continuez de travailler au sein de la Fondation d'Entente Franco-Allemande. Pourriez-vous nous parler de vos fonctions et du rôle de la Fondation ?
J'en suis le premier vice-président. La Fondation a eu en charge le versement d'une indemnité aux incorporés de force de la Wehrmacht ainsi qu'à leurs ascendants et descendants. Sa principale mission statutaire est l'aide à la politique de coopération entre la France et l'Allemagne, une aide humanitaire pour les incorporés de force et leur famille qui sont dans le besoin et la poursuite de la recherche de documents, particulièrement en Russie, sur les événements dans lesquelles les Alsaciens Mosellans furent engagés.
Je suis également président de la commission interministérielle franco-allemande. Elle a en charge de suivre la coopération entre nos deux pays dans tous les domaines. Je rends compte au Président de la République de l'état d'esprit que l'on trouve dans nos deux pays face aux problèmes et aux intérêts qui font l'objet de discussions entre les deux gouvernements. Il s'agit aussi de faire des propositions pour que se renforce cette coopération, de promouvoir le rapprochement entre les hommes responsables de l'économie, l'action sociale et culturelle ainsi que la réalisation de partenariats ente villes françaises et allemandes.
Toutes ces actions peuvent renforcer le progrès économique et social dans nos deux pays et servir d'exemple pour la construction de l'Europe qui est nécessaire dans la mondialisation actuelle qui est irréversible et ou l'Europe doit jouer un rôle essentiel pour la conquête de la paix, l'entente entre les hommes, la défense des droits de l'Homme et une amélioration de la vie des citoyens. Le général De Gaulle, dont on a parlé au début, disait : "dans l'action de la classe politique, de l'action de tout homme, rien ne vaut le combat pour l'homme ".